3

Il passa une mauvaise nuit. Dans le ciel sans nuages voguait un croissant de lune éclatant. Il était allé contempler les étoiles depuis sa salle de séjour, puis il avait compris qu’il ne dormirait pas. De quoi s’agissait-il, au juste ? D’une femme avec laquelle il avait couché une fois. Pourquoi aurait-elle davantage compté que toutes celles qu’il avait draguées auparavant ? Il savait bien, cependant, que ce n’était pas avec la logique, l’outil des avocats, qu’il trouverait la réponse.

Que devait-il faire ? Là, c’était évident. Laisser tomber. Enfin, évident en théorie. Mais pas dans son cœur, lequel avait déjà pris sa décision. En réalité, d’ailleurs, ce n’était pas si évident que cela, car un autre facteur venait brouiller les cartes : et si Larry Stafford était innocent ? Charlie Holt lui avait rapporté ce qu’avait déclaré Jennifer : qu’elle s’était trouvée avec son mari la nuit où l’on avait assassiné Darlene Hersch, et la jeune femme lui avait affirmé, pendant qu’ils allaient du palais de justice au cabinet, que Larry était innocent. C’était aussi ce que clamait Stafford, et David le croyait. N’empêche, l’homme qui avait cocufié l’inculpé était-il le mieux placé pour assurer sa défense ?

David se sentait le besoin de longuement réfléchir à tous ces éléments. À présent qu’il avait retrouvé Jennifer, il n’avait pas l’intention de la perdre. Il voulait savoir si quelque chose était possible entre eux. Il lui avait semblé que oui lorsqu’ils s’étaient séparés à la porte de son bureau.

Voulait-il plaider l’affaire à cause de Jennifer ? Le cas Larry Stafford l’intéressait-il en soi ? S’il s’agissait juste de Jennifer, il valait mieux abandonner. Ce n’était pas simplement Jennifer, cependant, se dit David. Si jamais Larry Stafford était innocent, il ne pouvait s’en laver les mains et le laisser condamner. Il y avait plus, dans cette affaire, qu’une occasion de revoir la jeune femme. N’avait-il pas ressenti une réelle excitation, lorsque Charlie Holt lui avait dit que Stafford pourrait bien être innocent ? Il repensa à Ashmore, à Gault, à Anthony Seals. À l’issue du verdict prononcé à leur encontre, c’était un sentiment de culpabilité et non de fierté qu’il avait éprouvé. En revanche, il pourrait être fier de l’affaire Stafford s’il la concluait victorieusement. Il était le meilleur avocat criminel de l’Etat, et l’un des meilleurs de tous les Etats-Unis. Il était temps de mettre son talent au service des causes qu’il était supposé servir.

*

Il trouva un mot de Monica dans la boîte à messages le lendemain matin. L’inculpation avait été prononcée et la date de comparution fixée. David nota de prévoir une audience pour la remise en liberté sous caution. La première chose qu’il fit en arrivant, cependant, fut d’appeler Jennifer Stafford. Elle décrocha dès la première sonnerie.

« J’accepte d’assurer la défense de Larry si tu es toujours d’accord…

— Bien, répondit-elle après une courte hésitation. Merci. Je redoutais que tu y renonces… Larry tient beaucoup à ce que ce soit toi. Nous en avons parlé hier au soir.

— Tu ne lui as pas dit que j’envisageais peut-être de ne pas rester sur l’affaire ?

— Oh, non ! Il ignore tout de ce qui s’est passé entre nous. »

Il y eut un silence sur la ligne.

« Tu n’as pas…

— Bien sûr que non. »

Nouveau silence. Ça ne commençait pas très bien. Ni l’un ni l’autre n’arriverait à être détendu.

« D’après Larry, son agenda serait à la maison, reprit-il.

— Il me semble. Je vais vérifier.

— Il me le faut le plus rapidement possible. Ainsi qu’une avance d’honoraires, ajouta-t-il, mal à l’aise d’avoir à lui demander de l’argent.

— Bien sûr, Charlie m’en a parlé. Je vais passer à la banque. »

Troisième silence. Aucun des deux ne savait comment le rompre.

« Je t’avertirai dès que nous aurons une date pour l’audience, dit finalement David, ne voulant pas raccrocher.

— Oui.

— Et n’oublie pas l’agenda. C’est important. »

Voilà qu’il se répétait.

« Si… si je le trouve, veux-tu que je te l’apporte ce matin ? »

Cela signifiait-il qu’elle avait envie de le voir ? Il se sentait bien peu sûr de lui.

« Il n’y a qu’à prendre rendez-vous.

— Je peux toujours le laisser à ta secrétaire si tu es trop occupé. (Elle hésita.) Je ne veux pas t’ennuyer. Je sais que tu as d’autres affaires.

— Non, ça ira. Si tu le trouves, apporte-le-moi. J’ai pas mal de temps, cet après-midi et, de toute façon, il faut que nous ayons un entretien. J’ai des questions à te poser.

— D’accord. Si je le trouve. »

Ils raccrochèrent. David se laissa aller dans son fauteuil, poussa un profond soupir et se reprit. Mauvais, tout ça. Trop d’adrénaline. Il n’arrivait pas à réfléchir froidement. Un vrai lycéen amoureux. Stupide. Quand il se sentit mieux, il composa le numéro de Terry Conklin, son enquêteur.

« Comment ça va, Terry ?

— Du boulot par-dessus la tête. Et toi ?

— Pareil. C’est pour cette raison que je t’appelle. Je suis sur une affaire vraiment intéressante. Elle va probablement te prendre beaucoup de temps.

— Écoute, je ne sais pas, Dave. Je viens juste de me faire un nouveau client, Industrial Indemnity, et j’ai été obligé d’embaucher quelqu’un rien que pour traiter leurs dossiers. »

David se sentit déçu. Terry, ancien officier de renseignement de l’armée de l’air devenu ensuite policier, en avait eu un jour assez de travailler pour les autres et avait fondé sa propre agence. L’avocat figurait parmi ses tout premiers clients et les deux hommes étaient devenus bons amis. Terry avait rapidement acquis une certaine réputation et plusieurs compagnies d’assurances faisaient appel à ses services. Ce qui lui rapportait le plus c’étaient les enquêtes sur les demandes d’indemnisation à la suite d’accidents, et il avait de moins en moins de temps pour les enquêtes criminelles, ses premières amours. Il était cependant convenu tacitement, entre lui et David, que si un dossier était suffisamment important, il ne laisserait jamais tomber l’avocat.

« C’est l’affaire de la femme policier assassinée au Raleigh Motel, dit David, lançant son appât.

— Oh… Ouais ? J’ai vaguement entendu mes amis flics en parler. Ils ont pris quelqu’un, hein ?

— Tu ne lis pas les journaux ?

— J’étais à la Nouvelle-Orléans, la semaine dernière.

— Eh bien, voilà-t’y pas qu’on voyage, maintenant ! Affaires ou tourisme ?

— Un peu des deux. C’est toi qui défends l’inculpé ? »

David sourit. Terry était intéressé.

« Ouais. On a arrêté un avocat de chez Price & Winward.

— Sans déconner ! »

David se détendit. Il l’avait ferré. « Vois-tu quelqu’un d’autre à me recommander ? Il faut qu’il soit bon.

— Reste en ligne, veux-tu ? Juste une minute. » Terry le mit en attente et David éclata de rire.

Lorsque l’enquêteur revint en ligne, ils prirent rendez-vous dans la soirée, avec l’intention de passer au Raleigh Motel.

*

Jennifer vint à trois heures de l’après-midi. Elle portait une tenue austère, composée d’une jupe longue grise et d’une blouse blanche qui lui montait jusqu’au cou. Ses cheveux étaient ramenés en arrière en chignon. Il aurait suffi de l’affubler de lunettes pour qu’elle eût l’air de ces bibliothécaires, dans les films des années quarante, dont la beauté se révélait soudain lorsqu’elles laissaient retomber leur chevelure.

« J’ai amené l’agenda », dit-elle en sortant de son sac un carnet relié en cuir noir.

Quand David tendit la main pour le prendre, il fit bien attention à ce que leurs doigts ne se touchent pas. Il feuilleta l’agenda jusqu’à la page du 16 juin ; Stafford avait eu un premier rendez-vous le matin à neuf heures quarante-cinq, avec un certain Lockett, puis un autre à seize heures trente avec Barry Dietrich. David connaissait ce nom : c’était celui d’un partenaire de Price & Winward spécialisé dans les garanties. Ce qui recoupait ce que lui avait dit Stafford à la prison. Rien d’autre ne figurait à cette date et David nota de prendre contact avec Dietrich.

« Quelque chose d’utile ? demanda Jennifer.

— Peut-être. Larry a eu une réunion avec un des partenaires le jour du meurtre. Je vais essayer de trouver jusqu’à quelle heure ils ont travaillé. »

La jeune femme acquiesça. Elle paraissait mal à l’aise, assise toute droite, les mains serrées sur les genoux et déployant de grands efforts pour avoir un air normal. David en était quelque peu satisfait. Lui-même se sentait tout raide et la conversation se poursuivait sur un ton artificiel.

« Je voudrais que nous parlions maintenant de tes relations avec Larry. Je vais être obligé de te poser des questions très personnelles ; mais uniquement parce que les réponses peuvent être importantes pour assurer la défense de Larry. »

Elle acquiesça de nouveau et il remarqua qu’elle s’étreignait un peu plus les mains ; les articulations de la gauche blanchirent même pendant quelques instants.

« Depuis combien de temps connais-tu Larry ?

— À peine un peu plus d’un an.

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— J’enseigne dans la même école que Miriam Holt, la femme de Charlie. C’est elle qui nous a présentés. Larry et Charlie jouent au handball ensemble.

— Combien de temps après cette rencontre vous êtes-vous mariés ?

— Quelques mois. Quatre. »

Elle dit cela comme si elle s’excusait et David abaissa les yeux sur ses notes, sensible à sa gêne. Que le jury déclarât Larry coupable ou innocent, ce serait un calvaire pour elle. Avec des séquelles pour la vie. Si Larry était condamné, elle se retrouverait l’épouse d’un jeune avocat ayant assassiné une femme policier qu’il prenait pour une prostituée. Pourquoi avait-il eu recours à une prostituée ? allait-on se demander en la regardant. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle pour qu’il fût poussé à se rabattre sur l’amour vénal ?

Et s’il était acquitté ? Eh bien, en réalité, on ne l’est jamais. Les jurés peuvent bien déclarer que vous n’êtes pas coupable, les doutes persistent toujours.

« Où enseignes-tu ?

— À l’école élémentaire de Palisades.

— Depuis combien de temps ? »

Elle sourit et parut se détendre un peu.

« Depuis toujours, on dirait.

— C’est un métier qui te plaît ?

— Oui. J’ai toujours aimé les enfants. Je ne sais pas. C’est dur, par moments, mais ça en vaut la peine. Larry aurait voulu que j’arrête après notre mariage, mais je lui ai dit que je préférais continuer.

— Pourquoi le voulait-il ? »

Jennifer rougit et regarda ses mains.

« Il faut que tu comprennes Larry. Il a de fortes tendances macho. Il est comme ça.

— Larry t’a-t-il déjà trompée ? »

Elle inspira brusquement et regarda David.

« Non, répondit-elle avec fermeté. Je crois que je m’en serais rendu compte.

— Est-ce qu’il t’a jamais frappée ?

— Non. »

Elle avait eu, cependant, un instant d’hésitation.

« T’a-t-il frappée, oui ou non ?

— Eh bien… on s’est disputés, mais il n’a jamais… non.

— Considères-tu que Larry soit normal sur le plan sexuel ?

— Que veux-tu dire par normal ? » demanda-t-elle, incertaine.

David se sentait mal à l’aise et peu sûr de lui. Il avait pourtant souvent posé ce type de questions, mais toujours pour des raisons strictement professionnelles. Ses raisons de les poser aujourd’hui étaient certes professionnelles, mais avec un petit quelque chose de plus. Il avait envie de savoir ce qu’étaient exactement les relations entre Larry Stafford et son épouse. Il avait envie de savoir s’il était à la hauteur, sexuellement, par comparaison avec l’homme qu’il était chargé de défendre. Il avait envie de savoir si Jennifer réagissait entre les bras de son mari avec autant de passion qu’elle avait réagi entre les siens.

« A-t-il des préférences sexuelles inhabituelles ? Pour des choses particulières ?

— Je ne vois pas en quoi cela aurait un rapport…

Est-ce qu’on ne peut pas parler d’autre chose ? Cette conversation m’est très pénible.

— Je sais que c’est dur pour toi. Mais c’est une affaire où le sexe joue un rôle fondamental et je tiens à te préparer aux questions que le procureur ne va pas manquer de te poser devant la cour.

— Il va falloir que je… ? Je ne vais jamais pouvoir… » Elle prit une profonde inspiration et David la laissa reprendre son calme. « Nos relations sexuelles sont… simplement normales. » Sa voix s’étrangla et David regarda les mains de la jeune femme ; elle les serrait une fois de plus dans une étreinte rigide. « Je ne comprends pas ce que tu veux me faire dire, David, reprit-elle, si doucement qu’il dut tendre l’oreille. Le soir où toi et moi… c’est vrai que nous avions des problèmes, Larry et moi, mais c’était en rapport avec sa profession, pas avec nos relations sexuelles. Il travaillait très dur. Il n’a pas réussi à être nommé partenaire, l’année dernière, et cela l’a démoralisé. Sur le coup, il a pensé y renoncer. Puis il a changé d’avis et décidé qu’il serait accepté s’il travaillait encore plus dur. Encore plus qu’avant. Il partait tôt, rentrait tard. Il buvait aussi un peu trop. C’est à peine si je le voyais, même pendant les week-ends. Et quand nous étions ensemble, on aurait dit qu’on se disputait tout le temps.

« Le soir où je t’ai rencontré… je venais de piquer ma crise. Je l’avais appelé au bureau. Il est arrivé dans tous ses états à la maison. Je l’avais interrompu dans son travail. Ne pouvais-je pas comprendre cela ? Je lui ai répondu que si, je comprenais. Que je constatais qu’il considérait son travail comme plus important que moi. Et je suis partie. Ensuite, je t’ai rencontré, et… et c’est arrivé. Je crois que je voulais lui faire mal. Mais ce n’était pas… une question de sexe. De ce côté-là, il n’y avait pas… pas de problème. »

Elle s’arrêta, à bout de mots, à bout d’énergie. David ne savait que répondre. Il avait envie de la prendre dans ses bras et de la consoler, tout en sachant que c’était la dernière chose à faire.

« En outre, reprit-elle, je ne vois pas le rapport de tout ceci avec l’affaire de Larry. Je l’ai dit à Charlie. Larry n’a pas pu tuer cette fille. Il était à la maison avec moi, ce soir-là.

— Tu en es certaine ?

— Oui. Sinon, je l’aurais su. S’il était sorti avec une autre femme… il était avec moi.

— Tu le jurerais devant la cour ?

— Oui. Je ne veux pas qu’il aille en prison. Il ne le supportera pas, David. La pression sera trop forte pour lui.

— Il paraît très bien résister, pour le moment.

— Tu ne le connais pas autant que moi. Il fait bonne figure, mais en dessous, ce n’est qu’un petit garçon. Il est très fort pour ce qui est d’avoir l’air taillé dans un seul bloc, mais je vois les fissures sous la surface. »

David reposa son bloc-notes. Ce court entretien les avait tous les deux épuisés sur le plan émotionnel.

« Je crois que cela suffît pour le moment. Je vais aller faire un tour au motel après le travail, et je vais voir ce que l’employé aura à me raconter. Je t’appelle s’il y a du nouveau. »

Elle se leva et il la raccompagna jusqu’à la porte.

« Je tiens à te remercier d’avoir accepté. Je me doute que la décision n’a pas dû être facile pour toi. Mais je sais que Larry est en de bonnes mains avec toi. »

Il ne voyait pas quoi répondre. Elle résolut le problème en partant très vite. Il la suivit des yeux, avec l’espoir qu’elle allait se retourner et lui adresser un signe, mais elle n’en fit rien. Il alla se rasseoir à son bureau, pris d’une perplexité encore plus grande quant à leurs relations.

Dans l’un des tiroirs du meuble attendaient un verre et une bouteille de bourbon. Il prit l’alcool sec. Cela faisait un moment qu’il n’avait pas éprouvé le besoin de boire dans la journée, mais il avait l’impression que la chose risquait de se reproduire souvent tant qu’il n’en aurait pas fini avec l’affaire Stafford.

De taille moyenne, un peu enveloppé, Terry Conklin arborait en permanence un grand sourire. Il avait l’air de la personne la plus inoffensive au monde au milieu de n’importe quel groupe ; les gens lui faisaient d’emblée confiance et lui parlaient volontiers. C’était ce qui le rendait si précieux comme enquêteur.

Terry dirigea son Dodge break vers le parking du Raleigh Motel. Le véhicule était jonché des débris divers laissés par ses cinq enfants. Aucun rapport avec les rutilantes voitures de sport de James Bond, et Terry aimait à dire en plaisantant que c’était mieux pour le travail clandestin.

Il avait passé une bonne partie de l’après-midi à la morgue – autrement dit, les archives – de l’Oregonian, à éplucher tout ce qu’il avait pu trouver sur l’affaire Hersch. Il avait photocopié des articles pour David, lequel achevait de lire le dernier lorsqu’ils s’arrêtèrent devant le bureau du motel.

« Des trucs intéressants, là-dedans ? demanda Terry en coupant le moteur.

— Pas grand-chose de plus que ce que je savais déjà. Au fait, tant que j’y pense, l’audience en demande de liberté sous caution est pour demain et ils vont probablement m’envoyer Ortiz. Pourras-tu venir ?

— Pas de problème », répondit Terry pendant qu’ils se dirigeaient vers l’entrée.

Merton Grimes était un vieil homme qui se déplaçait lentement, le dos voûté. Les premiers froids se faisaient encore attendre, ce qui ne l’empêchait pas de porter une grosse chemise de laine boutonnée jusqu’au cou et un pantalon gris crasseux. Il surveillait une cafetière lorsque les deux hommes entrèrent, et David dut tousser pour attirer son attention. Grimes parut mécontent et prit tout son temps pour venir jusqu’à son comptoir. On apercevait une partie de la pièce à travers la porte entrouverte ; elle contenait une petite couchette à dosseret et une lampe de chevet, sur une table basse, jetait une lumière anémique sur le tissu vert et blanc. On entendait le bruit d’une télé dont le son était bas, sans qu’on puisse voir l’écran.

« Monsieur Grimes ? » demanda David. Le vieil homme adopta aussitôt une expression méfiante. « Je m’appelle David Nash et voici Terry Conklin. Je souhaiterais vous parler du meurtre qui s’est produit ici, il y a deux mois.

— Vous êtes journalistes ? demanda Grimes d’un ton qui disait que cela ne le contrariait pas spécialement.

— Non, je suis avocat. J’assure la défense de l’homme qui est accusé du crime.

— Oh ! fit Grimes, déçu.

— Nous voudrions voir la pièce, si c’était possible, et parler de ce que vous savez de l’affaire.

— J’ai déjà dit tout ce que je savais à la police. Ç’a été le cirque pendant une semaine, dans ce fichu motel, ajouta-t-il, hochant la tête à ce souvenir. Les reporters, les flics. Pas si mauvais pour les affaires, cependant. »

Il partit d’un rire qui avait tout du reniflement. Il s’essuya le nez du revers de la main et se tourna vers le tableau derrière son comptoir. Il lui fallut un certain temps, mais il trouva la clef qu’il cherchait. Il tendait déjà la main lorsqu’il interrompit son geste et se retourna. Il avait un petit air finaud que David n’eut aucun mal à interpréter.

« Vous savez, je ne sais pas si c’est bien légal. Vous êtes l’avocat d’un criminel, et je me demande ce que diraient les flics. Je pourrais avoir des ennuis.

— Je vous assure que tout cela est parfaitement légal.

— Oui, mais tout de même…

— Et, bien entendu, nous vous dédommagerons pour votre temps.

— Ah ! dites, ça c’est sacrément gentil », fit Grimes avec une grimace.

David se demanda combien il s’était fait avec ses visites organisées exclusives pour la presse. Il posa un billet de vingt dollars sur le comptoir. Le vieux le regarda quelques instants, se demandant probablement s’il n’y aurait pas moyen de soutirer davantage à l’avocat ; puis sa main fit le mouvement le plus rapide que David verrait de toute la soirée, et le billet disparut dans la poche du pantalon.

« On pourra parler en y allant », reprit Grimes.

Il décrocha la clef et se dirigea d’un pas traînant vers la porte. Conklin tint le battant ouvert, puis lui et David suivirent le vieux à travers le parking en direction des chambres.

« Sûr qu’elle était mignonne, la poupée, dit Grimes en attaquant l’escalier métallique qui conduisait au premier étage. Elle avait pas l’air d’une pute. Je me suis tout de suite méfié.

— Beaucoup de prostituées viennent ici ? demanda Terry sans se départir de son sérieux.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

Terry haussa les épaules.

« Vous venez de dire qu’elle n’en avait pas l’air. Je supposais simplement… »

Le vieil homme pesa un instant le pour et le contre, puis ricana :

« Ouais, on en a quelques-unes. Vous comprenez, je les fais pas casquer. Alors y’en a qui aiment bien mes piaules. Les flics s’en foutent. Alors pourquoi je devrais m’en faire ?

— Aviez-vous déjà vu le type qui était avec la fille avant ce soir-là ?

— Comme je l’ai dit aux flics, il est resté dans sa bagnole et je n’ai pas fait attention à lui. Elle est rentrée pendant que je lisais. Et alors elle a accaparé toute mon attention, si vous voyez ce que je veux dire. Sacrés nénés, pour ce que j’ai pu en voir. Son micheton, je m’en battais l’œil.

— Autrement dit, vous ne l’avez pas bien regardé ?

— Ce n’est pas ce que je dis. Je l’ai vu, mais il ne m’a laissé aucune impression particulière. Et ce n’était juste qu’un coup d’œil quand il a fichu le camp d’ici après le meurtre.

— Et de quoi vous souvenez-vous ?

— Pas grand-chose. Un homme dans une voiture. J’ai déjà raconté tout ça aux flics.

— Je sais, dit David, et je vous suis reconnaissant de bien vouloir nous le répéter. »

Ils étaient sur le palier et Grimes se dirigeait vers l’une des dernières portes de la rangée. Terry regardait autour de lui, notant mentalement la disposition des lieux au cas où cela pourrait servir plus tard. Grimes s’arrêta et inséra la clef dans la serrure de l’avant-dernière porte. Un globe de grande taille, un peu à droite de la porte et placé juste au-dessus de la tête de David, jetait une lumière jaune pâle sur le battant. Grimes poussa la porte.

« Voilà. Evidemment, on a nettoyé. Vous auriez dû voir ce carnage. Je vous dis que ça. »

Le vieux s’effaça et David pénétra dans la chambre sans éclairage. Il se tourna et vit les enseignes au néon qui brillaient sur le boulevard. Rappel de la vie qui continuait à l’extérieur. Ici, dans cette chambre stérile tout en plastique, rien ne parlait de vie ou de mort. On était dans les limbes du XXe siècle, version motel, dépourvus de tout sentiment. Les ombres portées de Conklin et Grimes dansaient sur le seuil comme des spectres. Grimes tendit une main et trouva l’interrupteur.

« On n’apprendra pas grand-chose, là-dedans, observa Terry après avoir fait le tour de la chambre et de la salle de bains. Le procureur aura pris des photos de la scène. »

David acquiesça.

« D’après les journaux, c’est un jeune avocat, dit Grimes.

— En effet.

— Ça concorde avec ce que j’ai vu. La voiture chic et les cheveux longs.

— Vous avez vu ses cheveux ? s’étonna David.

— C’est bien ce que je viens de dire, non ?

— J’ai dû mal vous comprendre. J’avais cru qu’il ne vous avait fait aucune impression.

— Il ne m’en a fait aucune. Mais j’ai vu ses cheveux. Des cheveux bruns.

— Vous en êtes certain ? insista l’avocat en jetant un coup d’œil de côté à Conklin.

— Je suis plus tout jeune, mais je suis pas sénile pour autant. Dites, vous pensez qu’on parlera de moi dans les journaux quand j’irai témoigner ?

— Sans aucun doute, monsieur Grimes », dit Terry.

Le vieux sourit et hocha la tête.

« Ça m’est déjà arrivé une fois. On avait été cambriolés, et ils m’avaient cité parmi les victimes. J’ai gardé l’article.

— Je crois que j’ai vu ce que je voulais voir. Et toi ? » demanda David à Conklin.

L’enquêteur se contenta d’acquiescer. Lui et David regagnèrent le palier, le vieillard coupa la lumière et referma la porte à clef.

« Merci pour la visite, dit David quand ils furent de retour au bureau.

— Revenez quand vous voulez.

— On se verra au tribunal », lança Conklin.

Le vieil homme eut son rire rouillé et secoua la tête.

« C’est vrai, dit-il, c’est vrai. »

Il regagnait son arrière-boutique d’un pas traînant quand la Dodge quitta le parking.

Le Dernier Homme Innocent
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